James Prigoff,
l’interview
(l'interview originale: http://www.at149st.com/prigoff2.html )
Pourquoi,
comment, où et quand vous-êtes vous mis à documenter l’art de l’aérosol ?
Je documente l’art public, principalement les murals depuis les années 70. Lors de
voyages en Europe dans les années 60, j’avais pris de nombreux clichés de
fresques dans les églises et j’ai, par ailleurs, pris en photo les monumentaux murals des « Tres Grandes » (les
muralistes mexicains les plus influents) et d’autres grands muralistes au
Mexique. Ayant vécu à Chicago de 1975 à 1980, je me suis mis à documenter les murals là-bas de manière plus sérieuse
mais aussi dans tout le pays et finalement dans le monde. En dépit d’un
déménagement sur la côte Ouest en 1981, j’étais souvent à New-York et ai passé
un temps considérable dans les rues des cing boroughs de la ville à repérer les murals. Les tags et graffitis étaient aussi très présents alors
j’ai commencé à les inclure dans ma documentation.
Documenter l’art public satisfaisait trois aspects qui me
motivaient fortement. J’appréciais la photographie, éprouvait du respect pour
l’aspect communautaire et la nature égalitariste de l’art public et portait un
intérêt marqué à la justice sociale et politique, qui est un thème récurrent
dans l’art de rue. Le graffiti et par extension, l’arène du Hip-hop portaient
en eux les réponses d’une jeunesse à une société toujours plus complexe et
méprisante. Bien qu’étant intéressé par les tags et les flops d’un point de vue
historique, j’ai toujours recherché l’art du graffiti. Plus tard, après un
week-end à arpenter tous les boroughs
de New-York et avoir fait sûrement plus de 400 miles en voiture, je me souviens
qu’au début des années 90, j’avais voulu écrire un article intitulé « Dix
millions de tags et le compte n’est toujours pas bon » car c’était les pièces qui
était la motivation de ma chasse au trésor.
Comment
avez-vous rencontré Henry Chalfant et comment s’est produite la collaboration
pour Spraycan Art ?
Tony
Silver, qui a coproduit Style Wars, est venu me rendre visite à San Francisco
au début des années 80. Il avait entendu que j’avais réussi à récolter des
fonds d’appui pour différents projets et il voulait voir si je pouvais l’aider.
Je ne me souviens pas avoir été d’une grande aide, mais une amitié naquit de
cette rencontre. Lors de mon voyage suivant à New-York, Tony me présenta à
Henry Chalfant. Je fus sidéré à la fois par la superbe documentation et par la
qualité qu’Henry avait faite des trains et émerveillé par le travail accompli
avec Martha Cooper pour produire Subway Art. A partir de 1984, je vis
apparaître de l’art aérosol dans diverses villes des Etats-Unis et j’écrivis
une lettre à Henry lui suggérant de se joindre à moi pour faire un livre qui
suivait cette forme d’art en dehors des tunnels du réseau du métro, sur les
murs de la ville et dans tout le pays (plus tard, durant l’élaboration, on
s’est décidé à suivre le graffiti de manière mondiale). Sa réponse fut sans
équivoque. « Mon cerveau est saturé de graffiti mais j’aime bien l’idée, alors faisons ce livre ». J’étais
déterminé à appeler le livre « Graffiti Art » pour montrer
l’évolution depuis le tag mais notre éditeur Thames and Hudson nous a
judicieusement suggéré que le mot graffiti était trop négativement connoté.
Nous avons proposé « Aerosol Art », titre que j’aimais bien, mais l’éditeur
trouvait que le mot n’était pas encore assez connu à l’époque. Puis il désigna
cette forme d’art pour toujours en l’appelant simplement par ce qu’elle est –
Spraycan Art. (Note, Spraycan devint un seul mot).
L’art aérosol est principalement illégal et ceux qui le
pratiquent n’accueillent généralement pas bien les personnes de l’extérieur.
Fut-il difficile pour vous de forger des liens avec les artistes ?
Je
n’utilise jamais les mots légal et illégal. J’ai toujours parlé d’art permis ou
d’art non-permis. En 1985, lorsque Henry et moi travaillions au livre, il n’y
avait qu’un nombre limité de personnes prenant pour de bon des photos. Henry
était déjà bien connu des writers de New-York et entretenait une correspondance
avec l’étranger. Je fus ravi de voir combien il était facile de localiser les
writers et leur tolérance à notre égard. Certains doutaient, mais rapidement
ils furent convaincus de notre intérêt sincère par la connaissance que nous
avions de notre travail, de notre enthousiasme et de l’honnêteté qu’ils nous
rendirent en nous faisant confiance. (FRAME me fit faire le tour de L.A. en
voiture pendant une journée entière se demandant si j’étais un NARC – un officier des stupéfiants – ou
véritablement en train de me documenter). Ce jour-là, je me souviens qu’on a
trouvé un beau FUTURA 2000 datant d’une certaine époque sur un mur d’autoroute.
A Brühl, en Allemagne, je cherchais KING PIN. Alors que je photographiais ses
pièces, Johannes Stahl arriva et me demanda ce que je faisais. Lorsque je lui
ai expliqué qui je cherchais et pourquoi, il me dit qu’il pouvait l’appeler
pour le voir dans une ville qui était à 30 minutes de train. Moins d’une heure
plus tard, KING PIN était là. Il devait changer de place constamment parce
qu’il était le seul writer identifiable de la ville et que la police était à sa
recherche. Stahl faisait son doctorat sur le graff’ et a écrit de nombreux
articles de valeur dans les années suivant notre rencontre. Traîner près du
graffiti générait habituellement soit des rencontres directes avec les writers
soit de bonnes pistes.
Je me suis toujours demandé, vu que j’avais facilement été
accepté, pourquoi un policier zélé n’aurait pas pu faire exactement la même
chose, mais on dirait que les writers ont un sixième sens leur disant à qui
faire confiance et à qui ne pas faire confiance. J’ai toujours demandé aux
writers s’ils étaient d’accord pour les prendre en photo car je savais qu’il y
avait un certain danger quant à une identification. Très peu dirent non. RASHID
squattait sur la 138ème dans le South Bronx et travaillait sur le
long mur avec SENT. J’avais vu beaucoup de SENTOs mais je ne l’avais jamais
rencontré jusqu’à ce que je le voie peignant sur le mur. Une personne très
discrète, j’ai toujours respecté le droit à l’anonymat. Au fil des années, je
devins un porte-parole de cette forme d’art et des writers. Ils virent que je donnais beaucoup en
retour et que je ne prenais que très peu. Je considère qu’un grand nombre de
writers sont devenus des amis personnels, en dépit d’un très large écart entre
nos âges.
Qu’éprouvez-vous
par rapport au fait que Spraycan Art ait inspiré de nouvelles générations
d’artistes aérosol ?
Spraycan
Art fut élu livre « qui avait le plus de chances d’être volé à
Londres ». De nombreuses semaines durant, nous sommes restés au troisième
rang des livres d’art les plus vendus, juste derrière un livre sur David
Hockney. Il n’y eut que quelques livres et films précurseurs qui firent
connaître à des dizaines de milliers de jeunes les possibilités et le potentiel
qui s’offraient à eux de devenir des artistes aérosol dans le Musée des Rues,
le Musée sans Frontières. Des jeunes, qui ne se seraient jamais intéressé à
l’art par les canaux normaux, et qui devinrent obsédés par le plus d’actions
possibles et la connaissance de ceux qui étaient au top à un moment donné. Et
cela les tint éloignés des gangs parce qu’il n’avait pas le temps de faire quoi
que ce soit d’autre. Beaucoup firent carrière dans l’imagerie numérique, se
mirent à publier des magazines, poursuivirent des activités artistiques sous
différentes formes, ce qui ne se serait jamais produit s’ils n’avaient pas
passé tant de temps sur la scène Hip-hop. Si nous avons inspiré des jeunes à
surpasser leurs supposées capacités, c’est qu’on a contribué à quelque chose
alors. Peut-être avons-nous aidé à accélérer l’explosion du graphisme de l’image moderne mais le temps
aurait de toute façon fait son œuvre. Les ventes de « Spraycan Art »
ont largement dépassées les 150000 copies à ce jour ce qui indique qu’un large
éventail de lecteurs, et pas uniquement des writers, s’intéressait à ce qui se
passait. Avec le recul, avoir choisi la pièce de Mode 2 comme couverture fut
une décision très perspicace. Des writers exceptionnels comme BANDO, LOKISS, SKKI
de Paris, SHOE, DELTA, JOKER d’Amsterdam, MODE 2 d’Angleterre et Paris, GOLDIE,
3D, PRIDE, ZAKI, SCRIBLA et STATE OF ART d’Angleterre furent ainsi pour la
première fois présentés à un public mondial.
Une des nombreuses contradictions lorsque l’on traite de ce
sujet tient au fait que « le Consumérisme Coopte les Cultures Oppositionnelles ».
Ainsi, alors que d’un côté, des lois plus strictes sont promulguées et que la
jeunesse se voit freiner par une application plus stricte de la loi, on voit
que de l’autre, les agences de publicité utilisent des techniques identiques à
celles des writers pour gagner en pénétration de marché. Pepsi peut habiller
les bus à la manière d’un « top to bottom » et personne ne dit rien
mais un jeune fait une pièce « top to bottom » et il y a de grandes
chances qu’il se retrouve avec une amende de 10000 dollars et six mois de
prison. L’entreprise Chrysler peut apposer une pub avec une crête iroquoise sur
le toit de sa voiture, mais il faut pas essayer de toucher un panneau d’affichage
si tu es un jeune à moins que tu ne coures très vite. A San Francisco, les
graffitis sur palissades sont considérés comme des crimes s’ils coûtent plus de
400 dollars à enlever, mais une société produisant des films ou des discs peut placarder
ses pubs autant qu’elle le souhaite sur les mêmes espaces et personne ne mettra
le PDG de la firme en prison.
Depuis que Spraycan Art est sorti, j’ai co-écrit deux autres
livres sur les murals. A l’intérieur,
on y trouve aussi bien des murals peints
à la bombe que peints au pinceau. Le talent artistique de si nombreux jeunes a
été bafoué d’un coup de « baguette graffitesque ». J’ai essayé de
définir correctement la place du graffiti dans le monde de l’art et lui
conférer le respect et la dignité que je pense qu’il mérite. Ce n’est pas
toujours facile dans un monde de journalistes qui désirent un gros titre en
posant la question la plus stupide qui soit, du genre : « Graffiti:
Art ou Vandalisme ? »
Votre profond engagement sur le long
terme vous distingue des innombrables photographes qui ont documenté l’Art
Aérosol. Qu’est-ce qui motive cet engagement ?
Ce
qui continue de me motiver ? Ca n’a pas changé. Les trois mêmes raisons
qui m’ont fait commencer par les rues en premier lieu. La photographie, le lien
qui forge une communauté, les questions de justice sociale et la chasse au
trésor. Et peut-être un nouvel ingrédient. Les nombreux amis que je me suis
fait depuis que j’ai commencé.
Y’a-t-il un artiste dont le travail vous impressionne particulièrement ?
J’ai
toujours rechigné à citer les noms de quelques artistes en particulier qui
seraient les « kings » ultimes. A Londres, il y a une dizaine
d’années, j’ai discuté avec un groupe de writers et nous avons fait une liste
de ceux qui selon nous, à l’échelle mondiale, avait gagné la reconnaissance la
plus importante au fil des années. Nous avons eu 35 noms. Depuis lors, il y a
eu tellement de nouveaux writers aux travaux très recherchés qu’en fait la
liste serait plus longue.
Des commentaires sur la culture Hip-hop
ou bien des histoires vécues de l’intérieur à rajouter ?
Lors des 30 dernières années, le mouvement Hip-Hop
a été, en matière d’art et de culture, d’une force sans commune mesure et a
généré une dynamique sans égale. Qu’une composante de l’art soit uniquement le
produit de la jeunesse est un fait unique dans l’histoire de l’art. Que le
graffiti ait eu la force et le dynamisme de se développer et de proliférer en a
surpris plus d’un. Qu’il y ait quelques 130 magazines à l’échelle mondiale, un
site internet mis en place par Susan Farrell et Brett Webb avec des milliers de
pages où l’on peut voir ce qui s’est fait ce matin en Europe sur son écran plus
tard dans la journée. Tout ça s’est développé parce que tout ceux de la scène
Hip-hop n’ont plus 20 ans, en fait nombreux sont ceux qui ont la quarantaine bien
tassée. On a internet et le courrier électronique, les possibilités grandissent
de manière exponentielle.
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